Lenora ♦ I found out that I was dreaming

L'homme ouvrit la porte de l'animalerie. Un tintement vint briser le silence matinal, réveillant les quelques hybrides lève-tards. Le gérant étirait un large rictus. Il recevait aujourd'hui de nouveaux hybrides, envoyés par son frère, un autre gérant à l'étranger. À l'arrivée de sa marchandise, l'homme remarqua une jeune femme aux cheveux bleus, qui tenait vigoureusement un petit cahier au creux de ses petites mains. Après plusieurs tentatives, il pût enfin en prendre possession, puis laissait son assistant s'occuper des nouveaux venus, tandis qu'intrigué, il se mit à l'écart pour lire sa trouvaille.

Je ne sais pas quoi écrire ici pour commencer. Ce journal, c'est un cadeau de mon maître, et il tient à ce que j'écrive tout ce qui me passe par la tête. Alors je ne vais pas le décevoir.
Étant donné que c'est ma première page... Je pourrais me présenter?
Je m'appelle Lenora, j'ai 16 ans... Je suis une hybride. Comme mes parents, j'ai des ailes dans le dos, qui s'illuminent la nuit. Je ne les ai jamais connus, mes parents. J'ai toujours vécu dans un élevage, avec d'autres hybrides insectes. J'étais la seule luciole, parmi les papillons, les libellules, et autres. J'étais bien traitée: je mangeais à ma faim, j'avais un lit, des vêtements et un toit. Que demander de plus? La liberté, comme beaucoup répétaient? Pas pour moi. Je n'étais pas de taille à vivre seule dehors. Les forêts du Canada sont bien trop hostiles pour moi, même maintenant.
Je me souviens qu'ils étaient gentils avec moi, parce que j'étais docile. Peut-être la plus docile parmi les autres enfants. J'étais serviable, calme, et je ne cherchais jamais la confrontation. Ils me disaient parfois que pour une "fille de sauvage", j'étais une bonne hybride, que je serai "parfaite". Parfaite pour quoi? Je ne savais pas, et à vrai dire, je ne sais toujours pas.
Bref. Quand j'avais fini d'apprendre à devenir une parfaite petite servante, ils m'ont mis en animalerie. Je n'ai pas aimé ça. Les gens me regardaient comme si j'étais une curiosité, une décoration. Je voulais crier, sortir de là, me cacher de leurs regards. Je n'aime pas être observé. Et ces gens le faisaient bien trop à mon goût.
Jusqu'au fameux jour.
Il faisait froid ce jour-là, je me souviens encore que je pensais que j'allais me transformer en glaçon. J'aime les paysages canadiens, du moins le peu que j'ai vu, mais le froid est parfois dur à supporter. J'essayais de me réchauffer, quand la porte s'ouvrit. Un homme, avec un long manteau, discutait un bref moment avec le vendeur, puis lança un regard autour de lui. Quand il posa son regard sur moi, je n'ai pas pu m'empêcher de frissonner. Pourquoi il me regardait comme ça? Quand il s'approchait de moi, j'étais sur la défensive. Assez peu de personnes étaient intéressées par une hybride aussi chère que moi. Apparemment, les lucioles, c'est pas donné.
L'homme était face à moi, me regardant de ses yeux verts, malgré quelques mèches de ses cheveux bruns en bataille.  Il me demandait de tourner ma tête, de profil, dans un sens, puis dans l'autre. Moi, je ne le lâchais pas des yeux, et je ne comprenais pas son manège. Après, il partit vers le vendeur, et me montra du doigt. Il me faisait sortir de l'animalerie. Il faisait vraiment froid, alors il me mit son manteau sur les épaules. Pourquoi il faisait ça? Il avait froid, pourtant. Il me prit la main, et m'entraîna jusqu'à une voiture noire, assez imposante. Il m'ouvrit la portière, avant de m'inviter à monter. Je m'installais sans parler, ne sachant quoi dire. Quand il me rejoint dans la voiture, il répétait que j'étais parfaite, que j'avais telle ou telle qualité, et que j'allais beaucoup l'aider dans son travail. Je n'avais réussi, au bout de quelques minutes, qu'à lui chuchoter un vulgaire "Merci", auquel il répondit en riant qu'il n'avait rien fait de spécial, que je n'avais pas à le remercier.
Depuis, je vis avec lui dans une grande maison aux abords d'une forêt, assez éloignée de la ville. Il est vraiment gentil avec moi. Je suis modèle pour lui. Il me prend en photo, dans diverses poses, à divers endroits. Il me dit qu'il aime travailler avec moi, parce qu'au naturel je rends très bien. Je ne vois pas en quoi, mais si ça lui fait plaisir, ça me fait plaisir.

Ça fait longtemps que je n'avais pas écrit là-dedans. Un an, à peu près.
Avec mon maître, nous avons prit encore de nombreuses photos, et il en a utilisé plusieurs pour un concours. Il a même gagné un prix! Il m'a remercié mille fois, comme si j'avais fait quoi que ce soit. Mais il était vraiment heureux, alors j'étais heureuse aussi.
La photo gagnante était celle où je portais cette perruque bleue. Alors il a accepté que je me teigne les cheveux dans le même bleu pastel que la perruque. J'aime vraiment cette couleur, et mon maître apprécie aussi.
Il m'a promis que pour mes 18 ans, demain, nous ferions tout ce que j'ai envie. Mais à vrai dire... Je ne veux rien faire de spécial...

Je... Je ne sais plus quoi penser. On était resté à la maison, parce que je ne savais pas où aller pour fêter mon anniversaire. Et... Mon maître... Il a voulu m'embrasser, et... Je l'ai repoussé. Il s'est excusé, il était vraiment désolé. Il m'a demandé de le pardonner, et d'oublier. Il avait peur que sa femme soit au courant, je suppose. Alors je ne vais pas en parler. Je ne veux pas lui causer des problèmes. Elle revient de voyage dans un mois. Je garderai ça pour moi.

Je n'ai plus autant l'occasion qu'avant d'écrire dans ce carnet. La compagne de mon maître m'épie, elle nous accompagne pendant les séances photos. Je la soupçonne d'avoir lu mon journal: je l'ai retrouvé dans le jardin, plusieurs pages avaient été arrachées. Je n'aurai pas dû écrire ça... Je vais causer des problèmes à mon maître...

J'ai parlé du carnet à mon maître. Il m'a rassuré en m'expliquant que c'était lui-même qui en avait parlé à sa femme, et qu'elle n'avait rien contre moi. Je n'en suis pas si sûre.

Encore une autre année est passée depuis la dernière fois que j'ai écris. Demain, je vais partir de chez mon maître. De chez moi.Ce matin, nous faisions une séance photo. Depuis quelques temps, les tenues que je porte sont moins... Habillées, disons. Cette fois, c'était en lingerie que j'étais prise en photo. Si ça plaisait à mon maître, tant mieux. Il m'a dit que c'était pour un concours, et qu'il voulait essayer d'autres choses. Sa femme entra d'un coup dans la pièce. Quand elle remarquait la tenue que je portais, elle m'a attrapé par les cheveux, et m'a mis une claque. Elle hurlait que je lui gâchais la vie, que je foutais en l'air son mariage. Mon maître l'a éloigné de moi, et m'a demandé de sortir. Je les ai entendus à travers la porte. Sa femme lui a dit que c'était elle, ou moi. Je ne veux pas partir, mais j'ai pas le choix.

Depuis mon arrivée ici, je n'ai plus eu envie d'écrire. Mon maître me manque. Dans cette animalerie, mes journées se ressemblent toutes. Je pense toujours à mon maître. Mon... Ancien maître. Mes seuls souvenirs de lui, ce sont mes cheveux bleus et ce carnet. Je voudrais le revoir. Même si je sais que c'est impossible.

Le vendeur en a désigné plusieurs d'entre nous. On va être envoyés ailleurs demain, apparemment. J'aimerais que mon maître passe me voir une dernière fois. Il me manque. Est-ce que je lui manque? Si seulement vous pouviez m'entendre... Venez me dire au revoir...

Le vendeur riait aux éclats devant tant d'absurdités. Comme si quelqu'un allait se préoccuper d'un simple animal comme elle. Il jeta le carnet dans la poubelle jouxtant son bureau, et prit le chemin vers le comptoir. Un client venait d'entrer.